Pour ceux que ça intéresse, j'ai écris un petit courrier tout à
l'heure, à l'attention de Christine Albanel. Je l'ai envoyé au
ministère et aux députés. Pour toute réaction ou pour en remettre une
couche, n'hésitez pas ;)

Madame la ministre,

Face aux nombreuses réactions visant le projet de loi Création et
Internet, il me semble de mon devoir, en tant que citoyen et disposant
de compétences techniques dans les domaines concernés, d'attirer votre
attention sur de nombreux aspects qui ont échappé aux rédacteurs de ce
projet de loi.

Je m'efforcerai d'être synthétique, et de fait non exhaustif, mais
sachez que je me tiens à votre disposition au cas ou vous souhaiteriez
obtenir des informations plus détaillées.

1) Principe de neutralité des réseaux connectés à Internet

Le métier de fournisseur d'accès, lorsqu'on en exclu la fourniture de
services autres que le transport de données (téléphone, télévision),
consiste en la simple fourniture d'un moyen de transport de données,
d'adresses et de services réseau.

L'architecture même d'Internet, ce qui fait sa robustesse et tout son
intérêt, est le fait que le coeur de réseau n'est composé que simple
routeurs, aiguillant les communications sans y prendre part. Toute
l'intelligence du réseau réside en sa périphérie, dans les ordinateurs
connectés au réseau. Placer l'intelligence nécessaire à toute mesure
de filtrage en coeur des réseaux aura pour impact de fragiliser les
infrastructures des opérateurs, enfreignant les principes qui font les
qualités d'Internet, induisant des coûts considérables dans le
déploiement et l'exploitation des réseaux, pénalisant de fait un pan
entier de notre économie, soit dit en passant bien plus important (en
valeur) que le secteur culturel.

Les opérateurs majeurs du marché grand public français disposent, pour
certains, d'équipements de ce type, car l'architecture de leur réseau
est en partie héritée du réseau téléphonique et télématique (minitel).
De plus, certains fournisseurs d'accès partageant des intérêts avec le
domaine de l'édition de contenu, ces systèmes de filtrage peuvent être
(et seront, d'après les techniciens des exploitants de réseaux)
détournés afin de favoriser des contenus du groupe, ce qui s'assimile
à des pratiques anti-concurrentielles.

Considérant un accès à internet comme un simple vecteur de transport
d'informations, il est de fait illusoire et dangereux de vouloir y
assurer un contrôle dépassant l'établissement de la connectivité.

2) modèle client-serveur

Il est souvent admis, à tort, qu'Internet fonctionne d'une part grâce
à des serveurs informatiques, machines imposantes et hébergées dans
des centres de données, et d'autre part grâce à des clients, simple
terminaux, résidant chez l'utilisateur.

Internet est en réalité plus complexe car il est par définition pair à
pair. Tout ordinateur disposant d'une adresse sur le réseau peut être
à la fois serveur et client. La discrimination se fait par les
performances de la connectivité qui est susceptible de limiter les
usages possibles.

De fait, considérer les serveurs d'une part et les clients d'une autre
va à l'encontre du mode de fonctionnement naturel du réseau. Imposer
un tel mode de fonctionnement reviendrait à reproduire un modèle de
réseau centré, ce qui est impossible et non souhaitable dès lors qu'on
défends les valeurs de libre échange, d'innovation, de liberté des
communications et toutes les libertés individuelles des utilisateurs.

3) Valeur d'une adresse IP

Le principe de riposte graduée est fondé sur des procédures qui se
basent sur la collecte d'adresse IP et l'identification du titulaire
d'une ligne à laquelle cette adresse a été attribuée.

Un des premiers points bloquants dans ce modèle est le fait que
l'adresse IP soit généralement attribuée, non pas à l'ordinateur de
l'utilisateur, mais à la "box" louée ou prêtée par le fournisseur
d'accès. L'utilisateur n'a qu'un contrôle limité sur cet équipement,
qui sers de point de relais entre ses ordinateurs (réseau privé) et
l'Internet.

Le défaut de sécurisation, qui deviendrait un délit d'après votre
projet de loi, serait alors à imputer au fournisseur d'accès, seul
responsable de la "box".

Le manque de sécurité de ces dispositifs est prouvé (récente
démonstration effectuée par UFC-que choisir sous contrôle d'huissier,
par exemple). Dans notre métier, il est aussi connu que les Livebox
d'Orange et les routeurs fournis par exemple par Numericable
contiennent de nombreuses failles, dont la correction est impossible
sans remplacement du parc installé de plusieurs millions d'unités.

D'autre part, et quel que soit le modèle de la "box" ou les réglages
accessibles à l'utilisateur, dès lors que le réseau sans fil est
utilisé, il est impossible d'en garantir la sécurité. Seul des modèles
professionnels utilisant des protocoles bien plus complexes offrent
certaines garanties. Aucune box du marché n'est donc infaillible et il
est relativement facile de s'octroyer un accès non autorisé sur le
réseau d'un tiers, engageant donc sa responsabilité à son insu.

On a certainement pu vous parler de cette possibilité comme d'un mythe
ou d'une manipulation complexe réservée à une élite, mais si vous
souhaitez prendre connaissance des faits, sachez que vous pouvez
apprendre à le faire en moins d'une heure !

De fait, parce que les dispositifs mis en place par les fournisseurs
d'accès sont intrinsèquement faillibles, il est impossible d'engager
la responsabilité du titulaire d'une ligne sans avoir un moyen de
preuve que le transfert a été fait à son initiative et sur un
équipement lui appartenant.


4) Mesures anti-concurrentielles

Il n'existe aujourd'hui que quatre fournisseurs d'accès d'envergure
nationale et à destination du grand public. Une vingtaine d'autres
fournisseurs d'accès couvrent une large partie du territoire avec des
offres principalement à destination des professionnels. Enfin, une
multitude d'opérateurs locaux desservent les zones laissées pour
compte par les principaux acteurs.

Ces derniers, dont la clientèle se limite souvent à quelques centaines
ou milliers d'abonnées, n'ont pas les ressources nécessaires à la mise
en place des équipements et procédures imposés par votre projet de
loi. Il en résultera, au mieux, une exception rendant la loi inique,
au pire une disparition de ces petits opérateurs, posant alors un
problème d'aménagement du territoire et d'atteinte à la concurrence.

5) Possibles contournements du filtrage

a) Cryptographie

De nombreux logiciels de transfert de données pair à pair ont mis en
place des techniques de brouillage et de chiffrement des données qui
rendent impossible ou très coûteuse l'identification et la
caractérisation d'une infraction. Dans l'hypothèse ou le décryptage
soit possible, il demanderai aux organes de filtrage de mettre en
place des moyens de calculs colossaux, et donc très coûteux (on parle
là de millions voir milliards d'euros).

D'autre part, les techniques de brouillages consistant en la
publication d'adresses IP aléatoires, le risque de faux-positif est
considérable.

Les méthodes cryptographiques gagneront alors un intérêt certain chez
les utilisateurs les plus assidus, et comme ces méthodes sont
désormais simples d'utilisation, les chiffrements forts seront de plus
en plus répandus, au point de rendre impossible la détection de
transferts plus dangereux encore que la contrefaçon de contenus
culturels (pédo-pornographie notamment).

Il serait de mauvais ton de constater que votre projet de loi favorise
dans les faits les usages les plus amoraux possibles du réseau...

b) Limites de juridiction

L'établissement d'un tunnel transportant le trafic supposé illégitime
vers des intermédiaires situés en dehors du territoire national
empêche toute identification d'une infraction et, pour peu que le
relais se situe dans un pays dont la législation est plus permissive
quant aux droits d'auteurs, cela rendrait l'opération tout à fait
légale.

De tels tunnels sont courants pour des usages professionnels (VPN d'un
commercial vers son entreprise ou entre plusieurs agences d'une
entreprise par exemple) et sont très simples et peu coûteux à
installer.

De telles offres existent déjà, pour des tarifs de quelques euros à
quelques dizaines d'euros par mois, et se développeront d'autant plus
vite que l'efficacité de la détection automatique augmentera sur les
réseaux des opérateurs nationaux.

La généralisation du détournement de trafic par les liens
internationaux posera des problèmes structurels qui fragiliseront le
réseau et en dégraderont les performances, nécessitant de fait des
investissements en capacité de transit, qui seront répercutés sur le
coût des abonnements de tous les utilisateurs d'Internet.

6) Inefficacité prévisible

Votre projet de loi vise à protéger les rémunération des artistes et
de leurs intermédiaires. Il vise à protéger une industrie, qui se
trouve dans une situation difficile, et le fait qu'ils soient seuls
responsables de leur incapacité d'adaptation et du pourrissement de la
situation actuelle n'est pas à considérer dans le débat.

Néanmoins, il apparaît que les points de vues de ces mêmes artistes ne
sont pas unanimes. Que quelques dizaines de "têtes de gondoles"
abondent dans le sens de votre projet de loi, sans nécessairement en
comprendre les tenants et aboutissants, n'est pas suffisant à apporter
la crédibilité et le soutient nécessaire à votre projet de loi.

Des centaines voir milliers d'autres artistes, auto-produits ou ayant
déjà choisi des modes de rémunération plus pertinents à l'heure
actuelle, se sont ouvertement opposés à la vision des majors
retranscrite dans votre projet. Ne pas considérer leur point de vue
avec attention, du fait qu'ils soient indépendants des majors et donc
moins visibles, reviens à consacrer l'hégémonie d'un nombre limité
d'entreprise et va à l'encontre de la mission de votre ministère.

De ce fait, et aussi bonnes que furent vos intentions et celles de vos
conseillers, ce projet ne représente pas l'avis unanime du secteur
concerné et une étude approfondie de l'évolution du marché de la
culture semble indispensable pour sauver votre projet en y apportant
le crédit d'une consultation large et impartiale de tous les acteurs
concernés.

7) Considération de la vie privée

Le moyen de contrôle automatisé prévu impose la mise en place
d'équipements capables de surveiller automatiquement les
communications électroniques de tous les internautes. Bien que vos
intentions ne soient probablement pas la censure ou la surveillance
globale, c'est une application potentielle et prévisible des
dispositifs dont vous encouragez la mise en place.

Puisque les opérateurs ont une obligation éthique à la neutralité, et
puisque la surveillance automatique du domaine privé va à l'encontre
des principes fondateurs de notre constitution, votre projet est
considéré (à juste titre sur le plan technique) comme potentiellement
liberticide.

Les procédures en place (enquête, instruction, perquisition) sont
certes disproportionnées dans la plupart des cas, mais le raccourci
proposé l'est tout autant de part la gravité de ce qu'il remet en
question.

8) problème d'interopérabilité

La mise à disposition d'outils de filtrage approuvés par l'HADOPI ne
peut se faire que si ces outils sont interopérables, c'est à dire
qu'ils peuvent fonctionner sur tous les systèmes susceptibles de
pouvoir procéder à des échanges pair à pair. A ce jour, on compte plus
d'une vingtaine de plate-formes qui ont ces capacités. Outre les
ordinateurs fonctionnant sous Microsoft Windows, Apple Mac OS,
GNU/Linux (et sa centaine de déclinaisons), Free/Open/NetBSD,
(Open)Solaris, HP-UX, A/UX, A-IX, Irix, GNU/Hurd, BeOS, MorphOS, et
bien d'autres, il faut prendre en compte les terminaux mobiles et
appareils embarqués utilisant les systèmes iPhoneOS (Mac OS X mobile),
Symbian, WindowsCE / Windows Mobile, QNX, VXWorks, et les systèmes
propriétaires des consoles de jeu (Wii, Playstation, XBOX).

Il est très coûteux de supporter la totalité des plate-formes
utilisées, mais il est impossible d'imposer un outil sans le décliner
à toutes les utilisations possibles, sans peine d'imposer par la loi
un système qui porte atteinte à la libre concurrence sur le marché des
systèmes informatiques. Le fait que certains d'entre eux ne comptent
que quelques centaines d'utilisateurs en France n'est pas un critère
valable pour ne pas les prendre en compte, en tout cas pas aux yeux de
la jurisprudence européenne.


Conclusion :

Fondé sur un point de vue partial et probablement divergeant des
réalités du marché de la culture, votre projet souffre de l'absence de
prise en considération de réalités techniques.

Considéré par tous les acteurs de l'Internet français comme un projet
rétrograde et une loi de complaisance, la légitimité du texte est
compromise aux yeux du grand public.

Ce n'est pas de "cinq gus dans un garage" dont je parle, mais de
millions d'internautes qui commencent (certes un peu tard) à
s'informer sur ce projet et qui en réalisent tous la dangerosité.

Outre les atteintes au bon fonctionnement d'Internet,
l'anticonstitutionalité de certains articles du projet, et
l'impossibilité technique à l'appliquer correctement, vous risquez en
forçant son adoption une vague non négligeable de réactions, allant de
l'attaque politique et personnelle à la désobéissance civile
organisée.

L'interruption de service de votre outil de communication
(jaimelesartistes.fr) a bien montré que des individus, certes pas
toujours respectueux du droit bien qu'il n'y ait eu aucune infraction
dans ce cas précis, se sentent suffisamment mis en danger pour prendre
des mesures radicales à l'encontre de votre action.

Enfin, le risque d'accumulation de faux positifs et d'indisponibilité
du système décrédibiliserai définitivement votre action, et vous
placerai dans une position politique proche de l'indéfendable.


Propositions :

Bien évidement, l'abandon de toute initiative visant à lutter contre
la spoliation des acteurs du marché culturel n'est pas souhaitable.
Bien que ce mail devrait suffire, après réflexion et éventuelles
vérifications, à vous faire prendre conscience des erreurs commises,
vous ne devez en aucun cas abandonner la cause que vous défendez :
celle de la richesse culturelle de notre pays.

Aussi, je me permet de formuler les quelques propositions d'actions suivantes :

- Le développement de l'offre légale des majors doit se faire dans une
logique d'adaptation au marché, c'est à dire d'ajustement des prix à
la demande. En cette période de crise, le maintient de tarifs trop
élevées explique à elle seule le déclin des ventes trop souvent imputé
au piratage.

- L'édition indépendante, l'auto-production et les initiatives locales
ou sectorielles doivent être encouragées à utiliser le formidable
vecteur que peut être un Internet libre, et une plate-forme publique
de promotion et distribution permettrait d'assurer aussi bien la
rétribution équitable que la libre concurrence (si tant est qu'elle
soit pertinente dans le domaine culturel).

- La licence globale, bien que considérée sérieusement par certains
acteurs industriels (Warner notamment) pose un problème de
redistribution similaire à celui que posent les sociétés de droits
d'auteurs à l'heure actuelle. C'est une refondation de tous les modes
de redistribution qui doit être effectuée car l'indexation sur les
ventes de support physiques laisse pour compte tout un groupe
d'artiste dont les auditeurs privilégieront naturellement les supports
dématerialisés. Il est possible d'indexer les téléchargements ou
l'écoute en streaming (payants et gratuits) en proposant une interface
ouverte et standardisée à tous les éditeurs, cette interface pouvant
aussi servir à connecter les canaux de ventes physiques ou la
diffusion radio pour un comptage exhaustif.

- Afin d'éviter les amalgames, il est indispensable de séparer
légalement les activités de transport et distribution de données des
activités d'édition et de vente de contenu, et ce pour tous les
opérateurs de réseaux. La taxation de médias, réseaux ou supports
physiques n'est plus nécessaire et pourra, pour des raisons évidentes
de légitimité, de simplification et d'économie, être abandonnée dès
lors qu'une comptabilisation pertinente pourra être mise en place.

- Enfin, et bien que cela ne relève pas des prérogatives du ministère
de la culture, il y a un travail de fond à mener sur l'ouverture à la
concurrence du marché des opérateurs de réseaux data afin de favoriser
le déploiement d'infrastructure palliant aux manquements des
opérateurs principaux. Le large déploiement des offres de connectivité
neutres à haut débit est une condition sine qua none de l'émergence
des modèles de diffusion rentables.


Madame la ministre, J'espère sincèrement que vous prendrez ce document
en considération dans la poursuite des débats et que vous aboutirez à
la promulgation d'une loi juste et efficace dans les plus brefs
délais. Je suis persuadé qu'une prise de recul sur le projet actuel
est politiquement plus défendable que le passage en force d'une loi
bâclée et inapplicable qui n'apportera jamais les résultats escomptés.
Si c'est là votre souhait, je serais ravi de pouvoir apporter mon
concours à vos projets à venir.

Bien cordialement,


P.S. : cette lettre ouverte est diffusée en copie aux députés et sur
la liste FRnOG, regroupant de nombreux acteurs d'Internet en France.
Plus d'informations sur http://www.frnog.org. Elle est distribuée sous
licence CC-By-Sa.

-- 
Jérôme Nicolle
06 19 31 27 14
---------------------------
Liste de diffusion du FRnOG
http://www.frnog.org/

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