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A Berne, on s'interroge sur l'origine de la fuite qui jette le discrédit sur
la Suisse. Les services secrets suisses entrent dans une nouvelle crise. La
Roumanie nie avoir hébergé des détenus de la CIA.


 Ron Hochuli, Berne
Mardi 10 janvier 2006

 Fébrilité, énervement, embarras. Au lendemain de la publication dans la
presse alémanique du fax égyptien indiquant que la CIA exploite des prisons
secrètes en Europe, Berne est sous haute tension. Les départements
constitutifs de la Délégation de sécurité du Conseil fédéral – Défense,
Affaires étrangères et Justice et police – s'imposent un mutisme absolu.
Mais en coulisses, plusieurs questions sont sur toutes les lèvres. Qui est à
l'origine de la fuite et pourquoi l'avoir orchestrée? Le renseignement
a-t-il transmis les informations interceptées au Conseil fédéral? Quelles
seront les conséquences pour les services de renseignement, mais aussi pour
la diplomatie helvétique?

Le fax envoyé en novembre dernier par le Ministère des affaires étrangères
égyptien à sa représentation britannique fait état de geôles américaines en
Roumanie (où 23 ressortissants irakiens et afghans auraient été interrogés),
au Kosovo, en Ukraine, en Macédoine et en Bulgarie. Après la Bulgarie, la
Roumanie a démenti ces allégations lundi. Washington garde le silence.

En Suisse, plusieurs interlocuteurs, proches du gouvernement ou observateurs
avertis de la politique de sécurité intérieure, ont confié leur analyse au
Temps. En raison de la «sensibilité extrême» de l'affaire, ils ne
s'expriment que sous le couvert de l'anonymat.

L'enquête administrative dont l'ouverture a été annoncée dimanche par
l'entourage du chef du Département de la défense (DDPS) Samuel Schmid vise à
déterminer qui a fourni copie du papier reproduit dans le So nntagsBlick.
Selon nos sources, il ne peut s'agir que d'un «membre du renseignement, qui
s'est stupidement érigé en justicier. Probablement parce qu'il estimait que
la Suisse n'en faisait pas assez. A tort».

Pourquoi à tort? «Primo, ce fax est un document certes très intéressant,
mais ne constitue en aucun cas une preuve. Secondo, ce n'est pas parce que
la Suisse ne communique pas officiellement qu'elle ne fait rien. Tertio, le
renseignement helvétique vient de perdre énormément de crédibilité», affirme
un informateur rompu à ce type d'affaires.

Le président de la délégation de la Commission de gestion chargée de
l'affaire, le conseiller aux Etats Hans Hofmann (UDC/ZH), confirme: «Les
services secrets ne portent pas leur nom par hasard. Or, les homologues
étrangers vont désormais réfléchir à deux fois avant de collaborer avec les
Suisses. Ils estimeront qu'un échange d'informations avec nos agents
implique trop de risques.»

Le SonntagsBlick est aussi montré du doigt: «Il est légitime que
l'hebdomadaire ait révélé l'information. Par contre, il aurait dû se garder
de publier le document», tranche le même observateur. Banal pour le commun
des mortels, ce papier contiendrait en réalité plusieurs indices révélateurs
quant aux méthodes utilisées par le renseignement helvétique. «Dès lors, les
autres pays vont adapter leur mode de communication en conséquence»,
poursuit-il. Ce qui serait valable pour Le Caire ne l'est pas moins pour
Washington ou les Etats membres de l'Union européenne. Car dans ce domaine,
«il n'existe pas de services amis. Seulement des partenaires plus ou moins
fiables.»

De l'avis unanime à Berne, le Service de renseignement stratégique (SRS) qui
a capté le message égyptien à Berne a fait «de l'excellent travail», même
s'il est probablement tombé sur ce document «par hasard, en cherchant autre
chose». Mais contrairement à ce que laisse entendre le Blick dans son
édition de lundi, il n'est pas établi que les trois conseillers fédéraux
intéressés (Samuel Schmid, Micheline Calmy-Rey et Christoph Blocher) ont été
mis au courant. S'il s'avère «très probable» que le chef du DDPS a eu
connaissance du document, il n'est pas certain que ce soit le cas des deux
autres conseillers fédéraux.

«Ils n'ont vraisemblablement pas eu accès au document tel que publié dans le
Sonntagsblick», signale un proche d'un conseiller fédéral, selon lequel un
tel silence pourrait se justifier: «Le service qui a récolté l'information a
peut-être jugé que celle-ci n'était pas exploitable dans l'immédiat, parce
qu'il lui était impossible de déterminer la valeur réelle du document ou de
recouper l'information.»

«Personnellement, j'aurais communiqué la nouvelle au gouvernement», souligne
un proche du renseignement. «Mais je doute que cela ait été fait. Parce
qu'il y a en Suisse une culture assez absurde, qui fait que lorsqu'un
service dispose d'une bonne information, il la garde pour lui.» La guerre
entre les services – SRS dépendant du DDPS d'un côté et Service d'analyse et
de prévention sous la houlette de Justice et police de l'autre – serait-elle
toujours en cours? Il pourrait avoir suffi qu'un agent du second organe
nourrissant de la rancœur à l'égard du premier ait reçu copie du document.
Et ait décidé de le rendre public.

La délégation de la Commission de gestion, qui mène d'ores et déjà des
investigations sur l'atterrissage et le transit en Suisse d'avions de la
CIA, se chargera d'éclaircir ce nouveau volet de l'affaire à partir du 25
janvier. L'Office de l'auditeur en chef de l'armée a, lui, annoncé lundi
soir l'ouverture d'une enquête pénale militaire contre le rédacteur en chef
et deux journalistes du Sonntagsblick. Et outre la procédure administrative
lancée par Samuel Schmid, le Parlement européen décidera la semaine
prochaine s'il ouvrira sa propre enquête sur le fond du problème. A savoir:
existe-t-il des prisons secrètes de la CIA?

Dans l'immédiat, la Suisse est exposée à des retombées diplomatiques pour
l'heure impossibles à évaluer. Une source proche du DFAE précise: «Il peut
ne rien se passer du tout. Mais nous pourrions aussi nous retrouver dans une
situation très peu enviable.» A Berne, on imagine déjà que les négociations
en vue d'un accord de libre-échange avec les Etats-Unis sont compromises.





 «Les GI sont bienvenus, mais nous n'hébergeons pas de prison secrète»
Dénégations roumaines sur la base militaire soupçonnée d'abriter un centre
de détention utilisé par la CIA.
Mirel Bran, ­Mihail Kogalniceanu, Bucarest
C'est un bourg tristounet parmi des dizaines d'autres qui poussent comme des
champignons dans la plaine du sud-est de la Roumanie. Située à 200
kilomètres à l'est de Bucarest et à une vingtaine de kilomètres de
Constantza, port roumain de la mer Noire, la petite ville de Mihail
Kogalniceanu est devenue sans le vouloir une vedette médiatique. Ses 11000
habitants s'interrogent depuis que leur bourgade est dans la ligne de mire
des médias roumains et internationaux. La base militaire de Mihail
Kogalniceanu, une des plus modernes de Roumanie grâce à son aéroport, est la
colonne vertébrale du nouveau dispositif que les Etats-Unis installent en
Roumanie, leur alliée la plus fidèle en Europe centrale et orientale.

Longue de 3,5 kilomètres, sa piste d'atterrissage peut accueillir tous les
avions de type militaire du monde. Viorel, un jeune mécanicien de Mihail
Kogalniceanu, parle avec fierté de sa ville dont l'aéroport accueille
aujourd'hui les Hercules C-130 de l'US Army à la place des Mig soviétiques
auxquels ses parents s'étaient habitués jusqu'à la chute de la dictature
communiste en décembre 1989.

«J e suis content que les Américains s'installent chez nous, déclare Viorel.
Mes parents les ont attendus pendant 50 ans, mais mieux vaut tard que
jamais. Je pense aussi que les soldats américains vont aider Mihail
Kogalniceanu à se développer.  La frénésie immobilière s'est déjà emparée du
littoral roumain de la mer Noire où le prix des terrains a doublé en
l'espace d'un an. L'arrivée de GI américains amplifiera cette spéculation
immobilière.

Mais avant que l'installation de l'armée américaine sur place encourage le
«business», elle pose un problème d'image à la Roumanie. Depuis novembre
2005, l'organisation Human Rights Watch accuse le gouvernement d'avoir
accueilli à Mihail Kogalniceanu des terroristes présumés d'Al-Qaida
interrogés illégalement par la CIA. Les autorités roumaines nient
l'existence de tels centres de détention. «J'ai demandé des rapports à ce
sujet aux services de renseignements et aux ministères de la Défense et de
l'Intérieur, a déclaré le président roumain Traian Basescu. Aucune
institution roumaine ne confirme ces allégations. Toute commission
internationale peut se rendre en Roumanie pour effectuer des vérifications.»

Selon le commandant de la base de Mihail Kogalniceanu, Dan Buciumanu, il n'y
a pas la moindre trace d'un Guantanamo en terre roumaine. «Rien ne se passe
ici sans mon accord et je ne suis pas au courant d'une telle affaire,
lance-t-il. Nous contrôlons toutes les opérations et les installations sur
ce site. Cette base est surveillée 24 heures sur 24 et personne n'y a accès
sans être enregistré.  Ce diplômé du Collège français interarmées de défense
entend disculper aussi bien la Roumanie que les Etats-Unis. «Pendant la
guerre en Irak, en 2003, nous avons accueilli ici près de 5000 GI, a-t-il
précisé. Depuis, la base s'est complètement métamorphosée et nos mentalités
ont changé. Les Américains ont investi près de trois millions de dollars
dans ce site qui correspond en tout point aux exigences de l'Alliance
atlantique.

La publication dans la presse suisse d'une note confidentielle égyptienne
faisant état de l'interrogatoire de 23 citoyens irakiens et afghans en
septembre 2005 ne change guère son avis. « Cette base est ouverte à toute
personne souhaitant mener une enquête.» Les visites déjà effectuées par les
journalistes - 104 bâtiments installés sur un périmètre de 323 hectares -
n'ont pour l'instant rien montré de compromettant.

Accord stratégique

Le 6 décembre 2005, la secrétaire d'Etat américaine Condoleezza Rice signait
à Bucarest un accord pour l'installation de quatre bases militaires
américaines en Roumanie dont la plus importante est celle de Mihail
Kogalniceanu. Cet accord permet à la Roumanie de s'abriter sous le parapluie
de sécurité de l'OTAN. Après 50 ans de communisme, les Roumains ont toujours
peur des Russes. L'arrivée des militaires américains crée l'espoir d'être
protégés par les Etats-Unis.






 Onyx et ses «grandes oreilles»
Valérie de Graffenried
Onyx, le système suisse d'interception des communications internationales
qui a permis de détourner le fax égyptien, dispose de trois sites
d'antennes. Les fameuses «grandes oreilles» se situent à Loèche (VS),
Zimmerwald (BE) et Heimenschwand (BE). Baptisé dans un premier temps Satos-3
(Satos 1 et 2 avaient été mis en place dès 1992, notamment pour décrypter
les fax), Onyx est en phase opérationnelle depuis début 2004, après quatre
ans de fonctionnement expérimental.

Le système permet aux services de renseignements de capter les
communications internationales civiles et militaires par satellite. Et donc
d'obtenir des indications importantes en matière de politique de sécurité,
sur le terrorisme international, le crime organisé, l'espionnage et la
prolifération des armes chimiques et atomiques. Seules les écoutes à
l'étranger sont autorisées. Les membres des services de renseignements,
avant de pouvoir obtenir les informations recherchées grâce à des mots-clés
introduits dans le système, doivent soumettre leurs requêtes à une instance
de contrôle indépendante composée de hauts fonctionnaires.

Onyx ne serait pas relié à d'autres systèmes d'écoutes étrangers, comme le
système anglosaxon Echelon. Le Conseil fédéral a à plusieurs reprises pris
position devant le parlement pour démentir les «spéculations non fondées qui
prétendent que la Suisse participe à Echelon». Dans sa réponse à une
question d'Alexander Baumann (UDC/TG) en mai 2003, le Conseil fédéral
affirme par ailleurs que les informations divulguées sur une station Echelon
sur territoire suisse sont «visiblement fausses ou dues à une confusion». La
«confusion» viendrait du fait que la société américaine Verestar a acheté en
2000 la station terrienne de communication par satellite de Loèche à
Swisscom.

Les coûts du système Onyx restent confidentiels, mais le chiffre de 100
millions est régulièrement avancé.




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