Racisme institutionnel et racisme culturel en Mauritanie
 
Il faut se souvenir que la colonisation et l’esclavage furent des expériences historiques structurantes qui influencent encore aujourd’hui les représentations populaires de l’autre, à plus forte raison si cet autre est culturellement et ethniquement différent. Hier sous la colonisation, l’africain était « un grand enfant » à civiliser que les missionnaires avaient le devoir de convertir à la « vraie foi ». Avant hier, c’était simplement le noir marqué par la malédiction de Cham, fils maudit du prophète Noé, dont la couleur noire symbolise la méchanceté et la « noirceur de l’âme ». C’était l’homme qui n’était créé que pour devenir esclave. Selon Philippe Bataille[1], les auteurs français s’accordent pour considérer que le racisme repose sur deux logiques d’actions : la première établit des critères de différenciation entre les individus en attribuant des caractéristiques raciales à chacun d’eux. La seconde logique hiérarchise les places que chacun occupe dans l’ordre social sur la base des différenciations raciales précédemment énoncées. Toutefois, ces deux logiques sont inséparables. Dans toutes les sociétés racistes, comme l’Afrique du sud d’avant Mandela ou l’Allemagne nazie, ou dans l’idéologie coloniale européenne, l’ordre politique a uni ces deux logiques. « Dès lors on peut considérer que le projet politique du racisme est d’organiser racialement les ordres sociaux et culturels de la société[2]. » Mais en Allemagne, en Afrique du sud, et pendant la colonisation, les idéologies se revendiquaient ouvertement et officiellement racistes. Dans les « démocraties » d’aujourd’hui où on déplore le racisme, au Rwanda, en Côte d’Ivoire ou en Mauritanie, il n’est nullement question d’idéologie raciste qui détermine les lois et les politiques des pays concernés. Même les organisations d’extrême droite comme le Front national en France ou le Flaams Block en Belgique, se défendent d’être racistes. Le nationalisme arabe en Mauritanie, malgré sa position officielle d’une Mauritanie totalement arabisée se défend d’être raciste. Mais dans tous les pays existe un électorat ou une opinion publique raciste dont beaucoup de partis ou mouvements ne peuvent ou ne veulent se priver. Ce qu’il y a aussi, c’est des pratiques sociales résultant des orientations de l’Etat qui peuvent porter la marque du racisme. Ces deux racismes s’alimentent. La volonté de récupérer une certaine opinion peut induire des actes racistes pourtant non qualifiés de tels. Par renvoie d’ascenseur, ces actes racistes confortent certains dans leurs positions raciales ou même poussent d’autres à adopter et à légitimer des pratiques et actes racistes. C’est le racisme institutionnel. Il est défini pour la première fois en 1967 par deux militants de la cause noire aux Etats-Unis d’Amérique, Stokely Carmichael et Charles V. Hamilton. Il peut prendre la forme de pratiques sociales floues, l’intention raciste peut ne pas être affichée par son auteur, tandis que sa pratique se réfère à un corpus idéologique admis par tous. On peut remarquer que le racisme institutionnel agit à deux niveaux sur la société : d’abord au niveau des décisions de l’Etat, lorsqu’on estime qu’elles donnent corps au racisme ou que celui-ci se développe en son sein. C’est ce que certains pensent des expropriations de terres de cultures qui ne se font que dans la vallée du fleuve Sénégal au détriment exclusif des populations négro mauritaniennes. Ensuite, il agit au niveau des rapports sociaux lorsque des légitimités sociales prennent le pas sur les principes légaux. C’est le cas des discriminations à l’embauche qui restent impunies car échappant au cadre défini des sanctions, tout simplement parce que les choses sont plus diffuses, plus nuancées, moins visibles et que la Justice est encore balbutiante pour ne pas dire inexistante en Mauritanie. L’euphémisme est de mise, la pratique devient indicible, jusque pour la victime de l’acte qui ne peut qu’entrevoir la responsabilité d’un système où le racisme gagne de manière diffuse en légitimité sociale et comportementale. L’action raciste trouve son terrain de prédilection dans la banalité et la normalité. Elle ne viole pas forcément la légalité. Le racisme institutionnel est donc le produit d’une implication dans un système général qui accepte, non pas l’intention raciste, mais la banalité de l’acte et du comportement. René Lourau définit les implications comme étant « ce par quoi nous sommes impliqués par les effets dynamiques de nos appartenances idéologiques, libidinales et institutionnelles sur les situations auxquelles nous participons…L’implication est un nœud de rapports[3]. » C’est ainsi qu’un employeur peut refuser un noir candidat à un emploi, parce que tout simplement un de ses proches parents sollicite le poste en question. Ainsi la discrimination est légitimée par les pratiques sociales, par le système. La victime, si elle n’est pas accaparée par le système, par l’appropriation des stéréotypes développés, ou la simple légitimation de l’acte raciste sous couvert d’autres motifs autres que son « infériorité » ou sa « différence », mais validés par l’environnement, va ainsi réagir en criant que « les maures sont racistes ». La légitimité sociale prend le pas sur la légalité, et parfois même s’y oppose concrètement. La pratique sociale fait force de loi. Et pour mieux légitimer l’attitude discriminatoire, on attribue des comportements sociaux à la couleur de la peau. Par exemple les haratines sont sales, les noirs sont méchants, des qualités qui ne sont évidemment pas recherchés par un employeur. Cette rhétorique et ces argumentaires se transformeront à terme en justifications idéologiques qui se nourriront de la légitimation de l’acte et vice versa. La préférence européenne affichée en matière d’emploi et en matière politique par les conventions européennes elles-mêmes, a conduit le Front national à l’appliquer dans la mairie de Vitrolles en versant une prime aux seuls parents européens d’enfants nés dans la commune.  C’est le racisme institutionnel qui renforce le racisme politique. En ne maîtrisant pas les tenants et les aboutissants de ses décisions, l’institution renforce et produit les conditions favorables au développement de l’acte et du comportement racistes.
Ces actes et ses comportements sont légitimés et validés par les stéréotypes sociaux attribués à la couleur de la peau ou à la communauté. C’est le racisme culturel. Modood[4], pense que « le racisme culturel fonctionne pour autant qu’il peut mobiliser l’apparence physique comme indicateur statistiquement valide de pratiques culturelles, et donc d’appartenance communautaire. Il passe en d’autres termes, par un cercle auto-renforçant de production de savoirs, de distinction cognitive, et de police sociale des frontières. » Le racisme culturel construit des représentations qui agissent sur les rapports sociaux. Les peurs et les fantasmes alimentent les stéréotypes et les préjugés qui conditionnent les relations entre les individus. Dans le contexte mauritanien, du fait de l’absence d’un modèle politique de gestion de la différence culturelle et du refus affirmé d’en produire un, des liens se tissent entre racisme culturel et racisme institutionnel. L’institution est victime d’une ambivalence. Elle n’arrive pas à définir un modèle politique cohérent et stable. Les manifestations de différence culturelles et ethniques sont vécues par certains comme une menace ou une mise en péril de l’unité nationale. C’est le cas des revendications pour une égalité en droit et en devoir de toutes langues nationales. Ceux qui rejettent ces revendications sont les partisans purs et durs d’une politique d’assimilation dans laquelle tous les mauritaniens se sentiraient arabes. Mais l’assimilation, du moins dans la conception française du terme[5], implique tout d’abord le rejet de ses valeurs d’origine et de sa culture pour l’adoption de la seule culture unique de la majorité dominante. On est ici en face de ce que certains appellent la « naturalisation »[6] de la culture qui fait l’essence du racisme culturel. Les valeurs, les normes et les pratiques du groupe dominant sont considérées comme universelles et immuables alors qu’on sait en théorie et en pratique que toute culture est dynamique et poreuse. C’est la théorie du nationalisme arabe mauritanien. Or, l’identité collective suppose et exige une idée de partage de valeurs communes et de solidarité entre ses membres. Si tous les mauritaniens se réclament musulmans, ils ne se voient pas tous arabes. De toutes façons, il faut admettre qu’il n’existe aucune nation monoculturelle dans le monde d’aujourd’hui. Si juridiquement et politiquement on peut se permettre de refuser la reconnaissance de la culture et de l’identité culturelle de millions de noirs mauritaniens, cela est-il possible dans la pratique quotidienne ? Cela est-il même souhaitable ? Malheureusement, on a l’impression qu’il ne semble possible que d’accepter provisoirement une nation  multiethnique, mais jamais une nation mauritanienne définitivement multiculturelle dans laquelle l’arabe et les autres langues seraient au même pied d’égalité.
 
   L’autre problème de la politique d’assimilation, depuis d’ailleurs sa pratique dans les colonies, c’est son incohérence avec elle-même. Alors qu’intrinsèquement, assimilation, qui veut dire devenir l’autre, porte en elle-même, dans son acception comme finalité, des valeurs d’égalité, dans la pratique cette égalité a toujours été refusée aux autres comme aux colonisés dont la majeur partie n’a d’ailleurs jamais été reconnue comme citoyenne Française. Peut-être parce qu’en pratique, l’assimilation totale est impossible. L’égalité ne devant être réclamée et justifiée que par l’effectivité de cette assimilation totale. En Mauritanie, des mouvements nationalistes arabes revendiquent l’arabité du pays, alors qu’en fait leurs partisans refusent l’égalité avec les autres composantes nationales jusqu’à leur nier la nationalité mauritanienne. Pourtant, les haratines, esclaves ou descendants d’esclaves et principales victimes de ses discriminations, se réclament en majorité comme étant arabes même si leur origine négro-africaine ne fait l’ombre d’aucun doute.
 
   Le racisme culturel, c’est aussi le masque porté par certains racistes « biologiques » du nationalisme arabe pour légitimer certains comportements et actes. Les autres ne sont plus « inférieurs » (comme le soutenaient Gobineau ou Hitler) mais « différents ». La différence n’est plus revendiquée par l’autre, mais subie et malheureusement stéréotypée. Elle servira à légitimer des décisions et des partis pris. Pour délivrer les certificats de nationalités, le gouverneur de Nouakchott exige les papiers d’état civil des deux parents du candidat négro mauritanien, alors que la loi n’impose que ceux d’un seul des parents. Et cela sans que personne ne s’en émeuve. Les deux logiques du racisme, différencier et tenir à distance d’une part, dominer et hiérarchiser d’autre part fusionnent et ménagent un environnement favorable où tout racisme est accepté et banalisé. La seule solution pour les racistes est alors d’exiger des autres à leur ressembler, alors que parallèlement ils leur nient toute capacité d’assimilation. Ainsi, ils arrivent à leur fin : délégitimer toute demande sociale de l’autre. Aujourd’hui en Mauritanie, beaucoup de personnes légitiment l’esclavage et vont jusqu’à défendre l’incapacité des esclaves à assumer la liberté que certains revendiquent pour eux. Ce qui est plus visible, c’est qu’une large majorité de nos concitoyens, noirs comme arabes, légitiment et banalisent les contrôles d’identités qui ne sont opérés que sur des noirs. Même un agent de police négro-mauritanien ne se hasarderait pas à réclamer ses papiers d’identité à un maure blanc alors qu’il l’exige de tout autre passager d’un taxi brousse. Je l’ai personnellement vécu.
 
   Alors, la conjugaison des racismes institutionnels et culturels vient au secours du nationalisme arabe. Depuis les années soixante cela s’est traduit sur le terrain politique et social par une progression quasi continue de l’arabisation à outrance et du soutien aux thèses panarabistes. Le problème, c’est « l’ambiance raciste » banalisée, c’est aussi la mauvaise gestion des différences culturelles. C’est la difficulté à se sortir de l’imbroglio différence culturelle affichée égale menace de l’unité nationale. Alors le salut ne pourrait venir que de la porosité naturelle des frontières linguistiques, sociales et culturelle des communautés.
 
   Malheureusement, face à cet imbroglio, les élites politiques négro africaines font comme si elles ignoraient la question. D’ailleurs pourquoi ces « minorités » joueraient-elles de leur identité ethnique alors que le système politique et économique dominé par les arabes n’est pas réceptif au lobbying ethnique, du moins venant des noirs ?  C’est que ces gens ont besoin de l’Etat et de ceux qui l’incarnent pour leur intégration sociale, ils se gardent de faire des revendications qui porteraient le débat à un autre niveau. Pour parler autrement, le racisme se nourrit du népotisme et de la corruption pour imposer une omerta. Il devient ainsi un mouvement mafieux. Mais je ne pense pas que cette analyse soit suffisante pour éclairer la situation. Ce point de vue n’est que parcellaire, il nous dit ce que peut devenir une victime qui finit par s’approprier les stéréotypes en admettant soit sa qualité d’être inférieure, ou d’être « différent »  et stigmatisé. C’est le fort des stéréotypes sociaux qu’Alphonsine Bouya définit ainsi : « opinion toute faite, réduisant les singularités, le stéréotype social se transmet d’une génération à l’autre au sein d’un même groupe, à travers des expériences sociales. Plus résistant au changement, le stéréotype social se transforme très vite en norme ou en modèle de comportement pour les individus. Les attitudes et comportements des individus sont ainsi déterminés et conditionnés  par ses » normes » et se justifient par la même occasion à l’aide du stéréotype. »[7] Combien de fois entendrez-vous de la bouche d’un haalpulaar cette anecdote qui se banalise : « le toubab est plus fort que le maure, le maure est plus fort que le noir et le noir est plus fort que sa femme» ?  En jouant leurs cartes pour une ascension sociale à travers le refus de faire des revendications qui porteraient le débat à un autre niveau, ces leaders acceptent quelque part cette « différence » qui leur est imposée. L’individu, peut aussi sentir son incapacité en admettant sa faiblesse face au poids des institutions. C’est le cas de cet esclave qui dira que sa condition est légitimée par l’islam puisque Allah l’a voulue ainsi. Mais c’est aussi la position d’un cadre pour qui la priorité est de se maintenir dans son poste. Ce sentiment d’incapacité atteint ainsi son point culminant par la peur du plus fort qui peut même conduire à ce que j’appelle une complicité négative. Ce sera cette complicité de fait qui conduit à l’activisme de la victime de discriminations en faveur même de ces discriminations. C’est ce qui s’est longtemps passé sous l’ère de Ould TAYA. Si, à l’inverse, le sentiment d’incapacité ne conduit pas à la peur du plus fort, il se décline de l’autre extrême par ce qu’on appelle en France le « communautarisme » défini comme un repli sur soi par refus d’ouverture aux autres communautés. Ce qui est très difficile à appliquer, voire presque impossible en Mauritanie dans le contexte actuel de mobilité culturelle et sociale, de développement des moyens de communications et surtout de l’interpénétration communautaire par l’exogamie interethnique qui se développe de plus en plus dans les relations matrimoniales. Le communautarisme, ne pourra être tout au plus qu’une envie de certains membres d’une communauté donnée à vivre en vase clos. De là à sa traduction en réalité sur le terrain, il existe un immense espace désertique que seuls les partisans d’une éventuelle menace de « l’arabité nationale »  oseront peut-être franchir comme ils l’ont fait en suscitant et organisant les déportations massives de 1989. Seulement, voilà qu’à défaut de pouvoir se replier sur soi, on en arrive à un rejet psychologique de l’autre, qui devient une réponse au racisme par le racisme. Ce rejet évolue ainsi souvent sous des formes violentes comme lors des manifestations estudiantines et scolaires de 1966 et de 1979 à 1981. Cette violence qui se nourrit du racisme ambiant tout en le renforçant et le légitimant, a été récupérée par la classe politique sous l’ère de Ould TAYA (manipulations par une fausse traduction du « Manifeste du négro-mauritanien opprimé » des FLAM) pour en faire la préoccupation principale des maures mais aussi des noirs, au détriment, bien sûr de la cause, les discriminations. Et tout ceci, à l’avantage exclusif des nationalistes arabes.
 
Mais la grande question qui se pose à nous tous est celle-là : pourra-t-on un jour mettre en place des mesures et des institutions de lutte contre le racisme en Mauritanie ? Nous tenterons d’en donner quelques pistes la prochaine fois.
 
Amadou Alpha BA
Gretz Armainvilliers
Le 11 octobre 2006
 
 
 
 
 
 


[1] ibid.
[2] ibid.
[3] Lourau (René), « Implications et surimplications », La revue du MAUSS, n° 10, 4e trimestre 1990, p. 113.
[4] Cité par Crowley John, « des usages de la cultures ou les limites sociologiques du multiculturalisme normatif », in Les identités en débat ,multiculturalisme ou intégration, Harmattan, Paris, 2001, p. 240.
[5] L’Ecole de Chicago développe une conception de l’assimilation comme un simple processus d’intégration, d’ailleurs compatible avec politique multicuturelle des Etats-Unis.
[6] CROWLEY (John),  « les usages de la cultures ou les limites du multiculturalisme normatif », dans Les identités en débat, ibid. p. 23.
[7] Bouya (Alphonsine), « les obstacles à la promotion intellectuelle des femmes : le cas des stéréotypes discriminatoires sexistes », Uneso-Afrique n° 13, Spécial femmes, Dakar, Breda, septembre 1996.


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