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Fax égyptien intecepté par le services secrets suisses: succès ou désastre?

Le petit fax et la grosse fuite

La publication dans la presse d'un document confidentiel des services secrets suisses crée des remous sous la Coupole. Ce document est-il authentique? A qui profite cette fuite? Deux enquêtes sont ouvertes.

Erik Reumann

Le document des services de renseignements suisses publié dimanche par le «SonntagsBlick» faisait hier l'objet de toutes les spéculations. Le journal dominical affirme qu'il s'agit d'une traduction d'un fax égyptien intercepté par le système d'écoute électronique Onyx géré par le Département de la défense (DDPS). Titré «Les Egyptiens ont des sources confirmant la présence de prisons secrètes américaines», le papier dit que 23 citoyens irakiens et afghans ont été interrogés dans une base roumaine située à Constanza, au bord de la mer Noire. Il évoque aussi certaines informations diffusées par Human Rights Watch sur des transports de prisonniers d'Afghanistan vers la Pologne. (voir la transcription ci-dessus).

Le «SonntagsBlick» a présenté ce document comme une «preuve» de l'existence des prisons secrètes de la CIA en Europe. Cela démontre aussi, estime le journal dominical, que le Conseil fédéral en sait plus long qu'il ne veut bien le dire. A regarder de plus près le document, il suscite tout de même plus de questions qu'il ne donne de réponses. Revue critique.

Le document publié par le «SonntagsBlick» provient-il bien du DDPS?

L'indice le plus significatif qui semble confirmer l'authenticité du document, c'est l'annonce dimanche soir par Samuel Schmid de l'ouverture d'une enquête administrative pour déterminer l'origine de la fuite. Si le document était bidon, le DDPS ne prendrait sans doute pas cette peine. La forme correspond en tout cas, affirme un ancien praticien du domaine. Une enquête pénale militaire a de plus été ouverte contre le rédacteur en chef et deux collaborateurs du «SonntagsBlick». Ils sont soupçonnés d'avoir publié des secrets militaires, a indiqué l'Office de l'auditeur en chef de l'armée suisse.


Comment les Services de renseignements suisses se sont-ils emparés du fax égyptien?

L'abbréviation COMINT SAT dans l'en-tête - abréviation de «communication intelligence» - barbarisme du renseignement anglo-saxon - indique qu'il est le fruit d'une interception électronique de communications par sattelites. Or, c'est exactement à cela que sert Onyx, un système de surveillance électronique du DDPS. Le papier à en-tête du document est celui de la Base d'aide au commandement de l'armée. Or, la Division de la conduite électronique (CGE) qui exploite Onyx lui est subordonnée.


Qu'est-ce que c'est Onyx?

Installé sur les sites de Loèche (VS), Zimmerwald (BE) et Heimenschwand (BE), Onyx est un réseau d'antennes de surveillance des communications, en particulier satellitaires. A l'étude depuis 1997, l'installation est devenue opérationnelle au début 2005. Les spécialistes d'Onyx travaillent sur la base de mandats formulés par le Service de renseignement stratégique (SR extérieur) ou le Service d'analyse et de prévention (SR intérieur). Le CGE n'a toutefois le droit de surveiller que les communications étrangères. Toute utilisation à l'intérieur du pays est prohibée.


Le fax égyptien est-il authentique?

Difficile à dire. D'abord l'examen du fac-similé du document (en français) publié par le «SonntagsBlick» ne permet pas de dire dans quel sens le fax a circulé: de Londres au Caire ou inversement. La logique du texte voudrait que la première variante soit vraie. Mais la signature (le ministre) et l'en-tête disent apparemment le contraire. En tout cas le «SonntagsBlick» penche pour la seconde solution et affirme que le signataire est le chef de la diplomatie égyptienne Ahmed Aboul Geit, même si on ne voit pas très bien pourquoi ce document mineur serait signé par lui. Les numéros de téléphone indiqués sur la traduction aboutissent bien à des fax. Du côté égyptien, il est utilisé par plusieurs hauts fonctionnaires du Ministère égyptien des affaires étrangères. Le numéro londonien aboutit bien à une représentation diplomatique égyptienne, mais contrairement à ce qui est indiqué sur le document du «SonntagsBlick», il s'agit du consulat et non de l'ambassade.


Le document prouve-t-il quelque chose?

Non. Ceci d'autant plus qu'il ne dit rien de l'origine de sa seule information originale, très succinte: l'interrogatoire de 23 prisonniers à Constanza. On apprend seulement qu'une ambassade (laquelle?) a «su par ses propres sources» (un échange lors d'un cocktail d'ambassade?). De plus, pourquoi ce fax a-t-il été envoyé en clair? D'habitude les communications diplomatiques délicates sont cryptées. Et dans l'éventualité où le texte d'origine l'était, les Egyptiens savent désormais que leurs chiffres sont bons à jeter.


A qui sert la fuite?

Une quinzaine de personnes peuvent avoir eu le document entre les mains, affirme un spécialiste du milieu. Selon lui, il est peu probable qu'il provienne directement des professionnels du renseignement. Ceci d'autant plus que c'est un désastre pour les services secrets. «Aucun service étranger ne fera plus confiance aux Suisses», estime-t-il. Pour lui, c'est clair: la fuite a dû avoir lieu au niveau politique. Les motivations de l'auteur de la fuite peuvent avoir été idéologiques: le dégoût des excès américains ou l'hostilité à l'égard des écoutes électroniques a pu être un moteur. Sur un plan plus directement politique, le motif est difficile à cerner: veut-on précipiter la réforme des Services de renseignements ou nuire à quelqu'un (un conseiller fédéral)? Ou voulait-on prouver aux nombreux critiques d'Onyx que l'installation sert à quelque chose? Car si la fuite est un désastre, il est clair que l'éventuelle interception d'un document diplomatique étranger peut aussi être interprétée comme un succès.

Collaboration: P. Vallélian




Bruxelles prend note, les eurodéputés s'échauffent

Tanguy Verhoosel, BRUXELLES

Privée de tout pouvoir d'investigation en matière de respect des droits fondamentaux, la Commission européenne a simplement «pris note», hier, des révélations du «SonntagsBlick» sur les prisons clandestines de la CIA. Elles donneront davantage de grain à moudre aux eurodéputés qui s'apprêtent à mettre sur pied une commission temporaire d'enquête sur les agissements des services secrets américains sur le Vieux-Continent.

«La situation est paradoxale», reconnaît Friso Roscam Abbing, le porte-parole du commissaire européen aux Affaires intérieures et judiciaires, Franco Frattini: malgré son rôle de «gardienne» des traités communautaires, qui commandent aux membres de l'Union de respecter les droits de l'homme et les libertés fondamentales, la Commission européenne ne dispose d'aucun pouvoir d'investigation en la matière.


En novembre 2005, l'organisation de défense des droits de l'homme Human Rights Watch et le quotidien américain «The Washington Post» avaient (re)mis le feu aux poudres en affirmant que la Roumanie et la Pologne, entre autres, abritaient des centres de détention secrets de la CIA où des détenus ont été torturés - ils auraient depuis lors été démantelés. Les services de renseignements américains auraient en outre utilisé de nombreux aéroports européens dans le cadre d'opérations clandestines de transfert de présumés terroristes.

Bruxelles a aussitôt pressé les Vingt-Cinq et leurs prétendants d'ouvrir des enquêtes pénales sur les intrigues supposées de la CIA. Au cas où, par miracle, des «preuves irréfutables» seraient réunies sur l'implication d'Etats européens dans la création de prisons secrètes, la Commission n'hésitera pas à recommander que des sanctions soient prises à leur encontre. En dernier ressort, les pays qui font partie de l'Union pourraient être privés de leurs droits de vote, tandis que l'adhésion de la Roumanie et de la Bulgarie, prévue le 1er janvier 2007, pourrait être retardée. Ces décisions devraient toutefois être prises à l'unanimité par les Vingt-Cinq.


Faisant contre mauvaise fortune bon coeur, la Commission s'en remet sinon à d'autres institutions européennes pour faire toute la vérité sur l'affaire de la CIA: le Conseil de l'Europe d'un côté, le Parlement européen de l'autre. Le secrétaire général du Conseil de l'Europe, Terry Davies, a sommé les 46 Etats membres de l'organisation de lui fournir avant le 21 février toutes les informations dont ils disposent sur les pratiques de la CIA. L'Assemblée du Conseil de l'Europe a en outre chargé le Suisse Dick Marty de mener l'enquête. Les Etats sont invités à lui fournir une «assistance concrète», en lui permettant d'accéder à toutes les images et données dont disposent Eurocontrol et le Centre satellitaire de l'Union européenne.


Bruxelles compte également sur les eurodéputés pour faire avancer le dossier. En décembre 2005, le Parlement européen a décidé de créer une commission d'enquête temporaire. Jeudi, les présidents des groupes politiques tenteront de s'entendre sur le mandat et la composition de cette commission, dont tout le monde veut faire partie... I

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